Emma se frotte la tête. Dans le choc son crâne est venu taper contre la devanture de la librairie, pas trop fort heureusement. Le jeune homme qui vient de la bousculer en sortant comme une furie de la librairie s’excuse a peine et part en courant. « Est ce qu on peut dire « furie »? pour un garçon ? » se demande confusément Emma- pendant que son éditrice insulte copieusement le jeune homme déjà loin
La libraire se précipite ça va il ne vous a pas fait mal ? Ah tout va bien alors et comme Emma décline la proposition de café Je vous amène aux toilettes où vous pourrez vous rafraîchir et nous commencerons ensuite.
Elle remarque amusée le look un peu excentrique de la libraire et tandis que Manon « appelez moi Manon je vous en prie » l’entraîne jusqu’au fond de la boutique, elle savoure l’ambiance colorée et chaleureuse que celle-ci a donné à sa librairie. De vieilles machines à écrire trônent en gondole des rayons colorés. Kandinsky, Delaunay et Miro veillent sur les livres de leurs grands aplats de couleur. Les fauteuils de cuir jaune tendent leur accoudoirs rembourrés aux lecteurs qui voudraient s’attarder. Et des lecteurs constate Emma il y en a, contrairement à la première séance.
Car oui c’est sa deuxième séance de dédicace. Il n’y avait pas grand monde à la première rue de Solférino la semaine dernière : quatre personnes pour être précise et le libraire s’était excusé d’ un « la shoah ne fait pas recette » qu’Emma avait trouvé déplacé. Tout s’était cependant bien passé.
Pourtant aujourd’hui Emma est un peu nerveuse. Elle était arrivée très en avance à la gare mais avait appris avec consternation que son train avait été supprimé. Des grèves sévissaient sur sa ligne qui subissait également de nombreuses pannes suite à un matériel défectueux et des cheminots a t- elle appris toujours moins nombreux, au statut toujours plus précaire, … On préparait la privatisation larvée de la SNCF avait elle lu sur des articles de l’Huma.
Elle espère et craint tout à la fois que quelqu’ un de son ancienne vie soit là. Elle n’a pas osé appeler Ernest et Lucie bien que l’envie la taraude depuis que le livre est sorti. Se demande si le numéro 0143351790, autrefois on disait ODEON1790, est toujours valable, s ils n’ont pas déménagé, s’ils vont bien… Hier soir sur une impulsion elle a appelé son amie Rose, tout en se trouvant ridicule, plus de vingt ans ont passé. Et la personne qui lui a répondu, ne connaissait pas de Rose, ni d’Emma non madame et lui à raccroché fort impoliment au nez.
Elle aimerait tant que son fils soit là, elle a tordu le cou de ses démons avec cette écriture. Sa mère, la tristesse de ce que cette dernière a vécu, ne la hantent plus et elle sent que le moment des retrouvailles est venu mais sera t-il ? Seront-ils de cet avis ?
Aux toilettes Emma se rafraîchit, se re-poudre, avec une pensée émue comme chaque fois pour sa tante Mag, la Marseillaise qui, quand elle se maquillait disait « allez un peu d’attrappe couillon », tente de juguler le tremblement de ses mains, de raisonner l’emballement de son coeur. C’est ridicule on dirait que je vais passer un examen. J ‘étais moins nerveuse le jour de la soutenance de mon mémoire pour mon diplôme d’archiviste !! Elle prend une grande inspiration et sort des toilettes
Sur l’estrade dressée au fond de la librairie une table une chaise un verre d’eau, une pile de ses bouquins. Sur un fond vert amande une petite fille court cheveux au vent, en arrière plan un train. Emma s’assoie et seulement là s’autorise à balayer l’assistance nombreuse, du regard. Au fond son éditrice dont la chevelure auburn se détache lui fait un petit signe d’encouragement. A côté la libraire, rousse également mais d’un roux plus vénitien ! Lui sourit.
Ni Lucie ni Ernest ne sont là, pas de jeune homme non plus qui aurait pu être Pierre constate t-elle avec une pointe de déception curieusement mêlée de soulagement tout en saluant son auditoire. Ce soir se promet elle elle aura le courage d’appeler.
Je me savais adoptée,commence t elle, à 16 ans j ai appris que j’étais juive J’ai ensuite souffert de ce que l’on appelle « la culpabilité du survivant » toute ma vie j’ ai fui, c’est comme si la réalité des camps pouvait me rejoindre, écrire sur ma mère, lui donner l’occasion de revivre sous ma plume m’a servi de catharsis.
Maman est morte en me sauvant c’est tout ce que je sais et c’est beaucoup ! Elle était dans ce train en route pour Beaune la Rolande dans le Loiret. Ce camps intermédiaire entre le Vel d’Hiv où nous venions de passer 5 jours horribles et les camps de la mort…