17 ans amoureuse d’un garçon qu’elle n’ pas vu depuis Noël, qui donne peu de nouvelles. Ce matin la nostalgie la taraude, elle marche dans les rues de Paris, très exactement Boulevard Raspail et baisse la tête sous le vent de mars qui fuse à travers les arbres encore dénudés pour venir s’infiltrer sournoisement dans son col et sous ses vêtements. Elle a mis son grand poncho de laine rouge, ce vêtement fétiche que son père lui a ramené d’un voyage et s’enroule dedans pour faire barrage.
Elle ne remarque l’homme que quand il arrive à sa portée
Petit, à moitié chauve, mal habillé, d’une laideur banale…
Bonjour Mademoiselle je suis peintre et je cherche des modèles accepteriez vous de faire un essai ?
Elle va pour accélérer le pas, refuser la proposition mais son ennui ce jour là est si abyssal et pourquoi pas ? Lui souffle son imprudence ? Elle a l’impression que le regard de l’homme lui troue le dos tandis qu’elle s’éloigne. Elle s’est retournée sur le petit homme moche. Le dévisage.
Quelques cheveux clairsemés, gras, sur la bille ronde de son crâne qui sinon serait glabre. Une petite moustache un peu hirsute couvre sa lèvre supérieure. La lèvre inférieure orpheline luit d’une manière peu ragoutante.
Elle ne saura jamais ce qui l’aura poussée, comme figée, à le laisser la rejoindre, puis la dépasser,
Entre temps le vent qui a forcit la cingle, redoublé de la complicité d’une averse.
Elle ne saura jamais pourquoi elle a dit oui, pourquoi elle l’a suivi.
Est-ce pour échapper à l’ennui, ses pleurs dans les rues brouillées de pluie ?
S’est-elle dit si moche et si petit il ne peut être qu’inoffensif allons-y !? S’est elle seulement dit quelque chose ou simplement l’a -t elle suivi ? vide de pensées ? Comme anesthésiée ?
Il parle, débite des banalités, elle ne l’écoute pas, ne se rappellera ensuite aucun de ces mots prononcés ni même de l’intonation de cette voix. Ils traversent puis remontent le boulevard Montparnasse, descendent le boulevard Saint Michel, dépassent la grille du Luxembourg. Où va-t-il donc ?
Elle hésite toutefois devant l’entrée de l’hôtel, un petit immeuble d’une rue perpendiculaire.
Du verbiage de l’homme émerge cette information qui remonte à son cerveau « je suis de passage à Paris je n’ai pas d’atelier » Voilà qui explique l’hôtel se dit-elle et curieusement rassurée pénètre dans le hall se laisse conduire à l’étage, l’endroit est propre, un peu mité. Personne à la réception pour autant qu’elle s’en souvienne.
Une chambre, un lit dont il retape aussi sommairement que hâtivement la literie. Une chaise qu’il tire de sous le petit bureau attenant pour l’ installer dans l’ornière, à la tête du lit. Elle est debout, s’assied hésitante, « non dit-il la chaise est pour moi, mettez-vous sur le lit mais d’abord déshabillez-vous. » Et avec un sourire qui se veut rassurant, sort ce qui ressemble à un carnet de croquis, un crayon.
Elle se retrouve au bord du lit avec cet homme, trop près beaucoup trop près, là encore elle pourrait dire, « non merci, » pousser la porte et partir. Mais elle ne peut pas, elle est comme tétanisée par la situation, son étrangeté. Et si l’honnêteté » la poussait à l’introspection, elle découvrirait qu’elle éprouve un curieux sentiment de détachement, une sorte de curiosité pour ce qui va suivre comme si, victime d’un dédoublement, elle se retrouvait à distance de ce vécu, une part d’elle entomologiste, étudiant cette bête curieuse à laquelle elle se trouve tout à coup réduite. Elle a la gorge nouée, le cerveau vide tout à l’heure, rempli à présent d’un magma confus de pensées en tumulte, plus que des pensées nettement formulées, la sensation vague et paniquante qu’elle se met en danger. Elle retire le poncho en frissonnant, la chambre est froide, le reste en hésitant. Un reste de pudeur, d’instinct de conservation, lui fait garder culotte et soutien-gorge malgré les objurgations du petit homme. A son commandement et comme subjuguée, s’allonge sur le lit.
La suite est très rapide, se déroule comme l’un de ces cauchemars dont on ne garde ensuite qu’une impression globale confuse, matinée d’élément incroyablement précis.
Il a vite abandonné le croquis qu’il feignait de griffonner sur son carnet, en fait un vulgaire bloc note à en tête de l’hôtel.
Il est sur elle, des mains moites et froides s’égarent sur son corps et entre ses cuisses serrées. Il lui souffle une haleine chargée, aigre, caféinée, tabagique au visage, cherche à l’embrasser. Elle se débat sous lui, tourne la tête. Dans un sursaut, le prend aux épaules, le bascule sur le côté. Il tombe.
Ne pas le regarder surtout ! Enfile son jean ! A t-elle déjà enfilé un jean aussi vite ? Son pull et rafle le reste de ses vêtement sous le bras. Ouvre la porte, dévale l’escalier étroit, sort de l’hôtel en trombe. Adrénaline. Choc. Un presque sentiment de triomphe se mêle à la panique qui l’étreint.
Dans sa tête tandis qu’elle court, remonte un boulevard, descend l’autre, le visage surpris l’air ébahi de l’homme. l’expression indéfinissable de ses petits yeux bleus pâles, peinés ou furieux ?
Dans son nez, l’odeur prononcée café tabac sueur, dans ce triptyque le café domine. Elle n’en boira plus des années après. Ne supportera plus non plus l’odeur du tabac froid…
Traversera la rue chaque fois qu’un petit homme chauve croisera son chemin…
Dans l’écho de sa course elle croit entendre d’autres pas et n’ose se retourner de peur de le voir à ses trousses.
Elle n’aura jamais couru aussi vite, devant chez elle, se retourne tout de même afin de s’assurer qu’il ne l’a pas suivi. Mais non il doit encore être assis au bord du lit, cette expression stupide sur sa face de rat.
A peine passée la lourde porte cochère, s’appuie un moment contre elle, c’est là que le tremblement la prend, le tremblement, les jambes qui tout à coup flageolent et la nausée…
On ne doit pas la voir comme çà, péniblement elle reprend son souffle et se dirige vers son escalier, gravit les cinq étages, attentive au moindre bruit venu d’en bas, un double claquement de la porte annonce que trois étages plus bas celle-ci vient de s’ouvrir puis de se refermer et elle monte les deux derniers étages, les marches quatre à quatre, son cœur menaçant de se rompre, la sensation de la bile envahissant sa bouche.
Est-ce que cette odeur qui monte dans la cage d’escalier ne serait pas du café ?
Fermer la porte derrière elle, heureusement l’appartement est désert à cette heure de la journée.
Au fond du couloir la salle de bain, s’enferme à double tour et dans la grande baignoire, fait couler l’eau chaude, se colle au fond, chien de fusil. Même sous l’eau, l’odeur de café la poursuit…
La caresse de l’eau, qu’elle fait couler chaude jusqu’à la brûlure ne parvient pas à effacer sur son corps la sensation, l’odieux contact du corps de l’autre…
Derrière ses yeux, en boucle, le visage qui s’approche, le nez en panoramique, la lèvre luisante et les dents jaunes mal plantées.
L’odieuse supplication tu ne veux pas m’embrasser mais à quoi t’attendais- tu ?
Oui, à quoi s’attendait-elle ? A t-elle seulement un moment cru la jolie fable du peintre qui vous remarque ?
Jamais elle n’en parlera. Elle a bien trop honte. N’a jamais pensé qu’elle avait été victime d’une tentative de viol. N’était-elle pas obscurément consentante ? S’est elle laissée abuser ?
Le souvenir perd de son acuité au fur et à mesure que d’autres expériences font entre elle et lui comme des strates. Elle s’est pardonnée. Vraiment ?
La honte reste vivace…
Longtemps elle n’aimera pas, n’aime toujours pas les haleines chargées, l’odeur du café, de tabac dans la bouche de ses amoureux. Les mains moites, sales et fébriles…
Longtemps elle traînera une frigidité inexpliquée, inexplicable.
Heureusement elle a gardé sa culotte… depuis les nuits elle garde sa culotte.