Dans la série des mots un texte : Fantômes

Bégueule bursite banquier. Piaf taxer aérée agrée

Compagnie chambrées cauchemar coule prose ombre

On le trouvait un peu bégueule, pensez donc, il refusait même de se doucher en même temps que ses camarades !! Il détonnait dans la compagnie, à la discipline un peu relâchée, quand lui était toujours tiré à quatre épingles et le visage austère, que ses traits tirés ne savaient pas sourire, il avait reçu comme sobriquet le banquier ou le taiseux c’était selon, . Il ne s’en formalisait pas. S’amusait même de cette « promotion » lui qui n’était qu’un simple artisan. Ici tout le monde recevait un sobriquet. Dans ce cauchemar du bled, les noms de la vraie vie ne convenaient pas. Il fallait dans cette parenthèse de vie en chambrées, de sorties périlleuses avec bien souvent la mort en embuscade au bout du chemin se serrer les coudes et tout oublier autant que faire ce peut de la vie à l’extérieur, le monde là bas de l’autre coté de la Méditerranée. Les nostalgiques mourraient les premiers.

Lui n’avait rien ou pas grand chose à regretter de son ancienne vie et il était heureux de cette communauté d’hommes puante et chahutante plus qu’il ne l’aurait cru en partant. Enfin il trouvait une camaraderie et pour le reste la vie lui important peu, il ne se préoccupait pas de savoir quand la mort le cueillerait ni même si elle le ferait.

C’est quand le Piaf est mort que sa vie a basculé, à vrai dire, que la vie entière de la compagnie a basculé. Le Piaf c’était l’antithèse du banquier : un jeune gars malingre dont le crane rasé surplombait deux petis yeux vifs et malicieux. Il avait reçu ce sobriquet « piaf » parce qu’ outre ses deux yeux dont la particularité était d’être très mobiles, ronds et noirs à l’instar de ceux des moineaux, il parlait aussi beaucoup de sa voix un peu haut perchée « tu nous saoule le piaf ferme la un peu » entendait-on à longueur de journée, il se retirait alors sur son pieu où toujours de sa voix de tête il chantonnait des mélodies tristes dans lesquelles il était question de filles perdues et de garçons amoureux, ou vice et versa… Ses bouderies ne duraient jamais bien longtemps et bientôt il asticotait Pierre, Jacques, ou Paul de sa prose volubile.

La sortie du jour s’était mal terminée. Ils avaient pour mission d’atteindre le village de M afin de le « nettoyer » on disait ça comme ca : -la guerre a de ces pudeurs de jeune fille effarouchée -, de ses éléments révolutionnaire, en effet le FLN avait infiltré le village et en avait converti une partie des jeunes à la cause de la révolution ; la guerre civile voulait que de gré ou de force on choisisse un camps et des deux cotés le prosélytisme était féroce. L’expédition avait été éventée et sur la route de M des mitrayettes ont soudain fait pleuvoir un déluge de feu, la compagnie a dù rebrousser chemin et au retour trois hommes manquaient à l’appel. Trois hommes dont l’adjudant, le jovial Etienne le manchot et le Piaf…

Le piaf est le seul dont on ait retrouvé le corps, à l’ombre d’un vieux figuier là où coule la rivière, assez près pour tout dire du campement des appelés du contingent français, 200 mètres tout au plus, une manière bien certainement de dire « nous savons vos positions et vous ne nous faites pas peur… » C’est le banquier qui, ne supportant pas l’incertitude de le savoir vivant ou mort, s’était aventuré seul dans ces parages, remontant la route parcourue deux nuits auparavant.

Le maquis était calme, la présence du mort si incongrue et choquante dans ce cadre bucolique que le banquier n’en a tout d’abord pas cru ses yeux. Le jeune homme recroquevillé en chien de fusil arborait une peau livide comme vidée de son sang, et ses tortionnaires, comble de l’horreur, lui avaient tranché ses attributs, les lui avaient fourrés dans la bouche. Le banquier avait eu le temps de penser, « il ne parlera plus c’est certain » avant de se détourner pour vomir tout le fruste frichti du déjeuner…

Pour relancer les hostilités contre le village de M on attendit du renfort, entre temps l’état de vigilance fut montée à son summum, les hommes se sentaient en permanence observés, on craignait que la compagnie soit attaquée mais le renfort arriva sans autres encombres et le nouvel adjudant impressionna car il était borgne ayant perdu un œil en Indochine et l’œil restant, d’un bleu pâle, étant lui même étrangement fixe. Les compagnons du banquier se pressèrent autour de lui quand il leur apprit qu’il avait une nouvelle arme, infaillible pour soumettre les mujaïdines à la question. La gégenne…

« La gégenne ? Comment ca le générateur d’électricité pour les téléphones de campagne ?? – oui celui-là même » leur avait répondu Jean-Marie aussitot renommé le borgne sanguinaire.

Jusqu’ici la consigne était de ne pas faire de prisonniers ou de les transférer directement au commandement mais avec la mort et le traitement odieux réservé au Piaf, la guerre était devenue une affaire personnelle et les hommes en deuil réclamaient vengeance. Ils voulaient savoir qui quoi et comment, ils voulaient du sang pour ce sang versé, ils voulaient un ou des coupables.

Une deuxieme expédition fut montée qui eut plus de succès, on ne fit pas de sentiments, le village fut rasé, les femmes et les enfants tués ; -le banquier entendrait longtemps dans ses nuits les pleurs de tout-petits, les hurlements des mères – ; et tous les hommes de plus de quinze ans ramenés au campement furent systématiquement, et très méthodiquement passés à la question.

Le banquier avait été électricien dans le civil, c’est lui qu’on instaura grand ordonnateur et qui dut régler les questions techniques pour le bon déroulement de ces tortures.
Le principe en était assez simple puisqu’il s’agissait d’appliquer du courant électrique sur différentes parties du corps des hommes avec une gradation, tant dans l’intensité que dans la localisation de ces courants. Tout lui était insupportable depuis l’odeur de cochon grillé jusqu’ aux gémissements des patients qui se muaient en hurlements suraiguës lorsque la gégenne approchait de leurs parties génitales.

Le banquier se rappelait avoir souffert terriblement d’une bursite (ou disait-on plutôt boursite) enfin d’une inflammation des testicules, le sort lui ayant attribué au début de son service un uniforme trop serré pour lui, boursite dont il n’avait pu se débarrasser qu’en aérant ses parties et les oignant abondamment d’huile de cuisine que lui donnait obligeamment le cuisto mis dans la confidence . L’être humain est toujours prompt à des analogies absurdes et c’est ce souvenir qui lui revenait tandis qu’il serrait les fesses et se raidissait contre la pitié que les cris suscitaient. Il ne disait rien de ses émois, on l’eut taxé de faible et il ne désirait rien tant que d’être agréé par ses pairs. Quand la compassion menaçait de lui faire perdre ses moyens, il suffisait qu’il ressuscita dans sa tête le terrible spectacle du petit corps livide du Piaf avec
cette paire de couilles coincée dans sa bouche pour lui ôter tout scrupule et redoubler de férocité.

Il a traversé cette guerre et démobilisé est revenu dans le civil. A son compte, il parcourt sa contrée avec son petit utilitaire. Son affaire marche bien, on a toujours besoin d’un électricien et celui-ci bien que peu souriant, sapé de son bleu comme s’il portait un costume trois pièces, est toujours ponctuel et vraiment compétent.

Il n’a pas de gros besoins, ses cauchemars récurrents ont découragé toute intimité et il dort seul dans son van qu’il a aménagé. Il n’a pas été surpris de voir son ancien adjudant devenir LePen, il n’a pas voté pour lui. Ses clients et surtout les femmes qui s’émeuvent de cette solitude qu’il porte sur son visage ne savent pas que la nuit il n’est pas seul. Tant de fantômes lui rendent visite, leurs visages luisants de terreur dont les bouches ouvertes sur d’insoutenables cris le supplient d’arrêter…

Un jour, dans les années 70, il n’a plus supporté. Son utilitaire ne sillonnera plus les petites routes de la région, les gendarmes ont forcé la porte de l’utilitaire, garé sur un passage piéton, un jour de mars, un 19 mars plus précisément. Des habitants de cette placette avaient entendu un coup de feu. Il était beau dans son uniforme, un peu serré aux entournures, avec sur la poitrine sa médaille d’ancien combattant…

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