Ma chère maman ça fait longtemps que je ne t’ai pas écrit, ça fait longtemps même que je n’ai pas vraiment écrit… C’est, vois-tu, que je me heurte à cette impression que tout ce que je pourrais écrire serait futile tellement je peine à appréhender comme il se doit l’extrême gravité du monde. La complexité du réel échappe à mon entendement donc écrire oui mais pourquoi ?
Et cependant, puis-je rester assise tranquille à plaindre mes articulations mes petites douleurs de vieille avant l’heure quand tant de mauvaises nouvelles s’accumulent et forment comme une ligne d’orage invisible dans ce ciel serein de soleil hivernal ?
Puis je rechercher la rime jolie, le pathos facile, Agrémenter tout de cela de quelques pinceaux de peinture de bons sentiments quand au delà de ma réalité factice le monde est à feux et à sang ?
En bref pour satisfaire un vieux rêve de tranquilité ai-je le droit de garder ma tête rêveuse, somnolente, mon cul endolori sur le canapé quand tant n’en ont pas le loisir, n’en ont pas le droit, n’en même pas l’endroit ! Un canapé, un jardin, entre deux un salon dans lequel tiendrait tout un appartement parisien (du moins un de ceux auquel sans être pauvre je puis prétendre).
Ma chère maman la révolte est confortable depuis ma petite vie de provinciale et je n’en tire pas gloriole.
Quand tant battent le pavé, tant d’autres les reçoivent, ces pavés, en pleine tronche.
Se tenir à distance et n’entendre que les chants d’oiseaux qui obstinément anticipent le printemps, trouver encore le moyen de plaindre sa faiblesse, ses parties endolories… Ce n’est pas glorieux, non.
Je pourrais te raconter, mal, ce que j’entends du monde au delà, qui me cause du souci. Te donner par le menu le nombre de clics,toutes ces pétitions pour aider ceux qui font avancer les causes progressistes.
– Te dire que c’est comme un raz de marée, leurs petits pas en avant engloutis, broyés, dans l’égoïsme forcené et criminel des profiteurs du capital.
-Te dire que le cynisme que tu dénonçais n’a plus de limites. Les deux derniers exemples en date… Le gel brutal de l’aide humanitaire aux Etats Unis qui impacte le travail de centaines d’ONG, la suppression des subventions à la culture, aux emplois aidés associatifs en France, la suppression de l’aide à la recherche pour les cancers pédiatriques…
Je pourrais te raconter le cauchemar de ces pays qui n’en finissent pas d’être en guerre mais sais-tu que plus que jamais dans ces guerres du XXè siècle le récit médiatique qu’on nous oblige d’accepter hiérarchise l’horreur subie ? Une victime ne serait pas égale à une autre, on aurait le droit de tuer pourvu que l’on soit du bon côté…
L’horreur se déclinerait, aurait une couleur, une histoire. Une religion longtemps, violemment victimisée justifierait les passages à l’acte violent envers toute une population de certains de ses coreligionnaires ? Un génocide vécu à la première génération permettrait aux suivantes de perpétrer un crime de masse ?
Je suis de plus en plus impactée, de moins en moins capable de « penser »ce monde là…
Où est passé le temps où ma seule réelle angoisse était nucléaire. (Cet heureux temps de la guerre froide ) Nucléaire civil ou militaire : les deux avaient déjà fait la preuve de leur pouvoir de destruction…
Que nous soyons « Hiroshima », ou « Tchernobyl »… Que l’Apocalypse arrive du fait d’un fou qui appuierait sur le bouton ou du fait du mauvais entretien d’une centrale …
Suivant notre proximité par rapport au point d’impact nous mourrions tous dans une déflagration…. ou subsisterions diminués et développerions malformations et cancers.. La seule incertitude n’était pas Si mais quand…
J’avais peur maman mais je croyais à la notion de progrès, à la bonne foi de nos gouvernants, du moins de certains, au miracle qu’allait opérer la grande idée de l’Europe…
J’avais fait histoire avec l’idée de me conforter dans cette vision d’une humanité qui progressait du pire (le pire c’était la guerre perpétuelle des siècles précédents avec leur point d’orgue au XXè siècle avec les déportations, la shoah, les génocides…) vers le mieux…
J’ai voulu croire en cet avenir glorieux d’après le grand soir ou la devise » liberté, égalité, fraternité « , enfin, ne serait pas qu’un voeu pieux et hypocrite…
Quand ai-je perdu toutes ces illusions ?
Quand ai-je compris que loin d’être linéaire l’histoire était au mieux cyclique, au pire hasardeuse et soumise aux conjonctures des circonstances et des époques ? Tard sans doute.
Finalement rien n’a changé depuis ce temps de ma jeunesse crédule, les mots ont changé mais les maux restent les mêmes …
L’apocalypse est toujours cette épée de Damoclès, qui se précise, devenue environnementale et climatique, crise civilisationnelle dans laquelle nos modes de consommation, nos manières de nous loger, transporter, nourrir, vêtir, divertir… ont révélé au grand jour leur responsabilité.
On ne va pas s’en sortir, Mamounette chérie, puisque malgré l’urgence d’être solidaires, résilients, sobres nous sommes entraînés dans une spirale toujours plus grande de consommation de masse. Que la seule réponse des peuples est de museler la voix des politiques lanceurs d’alertes pour élire à leur place des régimes fascistes et irresponsables.
Voilà je me sens vieille et impuissante. Vous avez connu tellement pire. Vous avez connu la guerre portée sur votre propre sol. L’horreur à portée d’yeux et dans votre propre chair quand nous en sommes encore à l’imaginer. Que notre guerre à nous (sur notre sol) n’est qu’économique. Et vous avez voulu de toutes vos forces croire en un monde meilleur.
Croyances que vous nous avez transmises.
Et maintenant ?
Quel autre choix que de continuer à se battre pour ce que l’on croit ? Sans se voiler la face mais sans se décourager non plus. Conscient de faire rien de moins rien de plus que, face à « la maison qui brûle » notre part de colibri.
Ça m’a fait du bien pour finir, ma chère maman, cette déploration verbeuse.
Je vais me lever … De mon canapé !
.