Dans la série des mots un texte : C’est elle, Madeleine

Il était dans la voiture de tête la motrice et regardait les rails défiler devant le cockpit du mécanicien.  Il n’en finissait pas de  penser à la jolie motarde, pensée hypnotique comme l’était  l’infini moutonnement  des rails devant lui. Elle avait surgi dans sa vie telle une météore.
Elle avait arrêté sa machine devant la pompe, et posant un pied à terre,   pris son casque à deux mains  pour dégager une nuque rasée de frais et un minois tout percé de clous qui brillaient au soleil de mai, elle avait tourné vers lui sa bouche myrtille et ses yeux améthyste.  Et d’une voix curieusement grave pour un si petit coffre, lui avait demandé « le plein s’il vous plaît ».
Quel âge avait elle, il n’aurait su le dire ! Troublé du regard intense qu’elle dardait sur lui,  il n’avait vu que ça. Ses yeux ombrés de cils immenses et qui lui mangeaient le visage.
il s’était senti sale et piteux dans son bleu maculé. 
Il avait senti une nuance de moquerie dans sa voix presque masculine lorsqu’ elle avait répété  » Puis je avoir un plein s’il-vous-plaît ? »
Plus tard il apprendra qu’elle s’appelle Madeleine, qu’elle n’est pas molle comme les gâteaux du même nom mais au contraire que sa peau est ferme et dense, presque élastique sous la caresse.

Cà.
Et rien d’autre. 
Cà.

Parce qu’après que, tant bien que mal, il se soit exécuté, elle l’a suivi dans le magasin étroit, sa présence  emplissait tout l’espace et l’air manquait au jeune homme. C’est là qu’elle a dit « je peux ? »  Pris sur le présentoir un paquet de chewing-gums mentholés  et tout en cherchant dans la poche de sa veste de quoi payer son dù, jeté dans sa bouche et commencé à mâcher une pleine poignée de dragées. Odeur de menthe. Puissante. Il s’est penché pour lui rendre la monnaie. Leurs mains se sont frôlées. Elle a dit qu’elle avait besoin d’utiliser les toilettes.


La suite, c’est elle, Madeleine, qui hésite sur le pas de la porte, lui qui bafouille :  prendrez-vous un café avant de partir ? Le sourire dont elle le gratifie. Le moelleux des coussins un peu mous du vieux canapé au fond de la boutique … La porte fermée à clé… C’est l’escalier qui grince et qui mène au logement poussiéreux. Le lit qu’ils n’ont pas  défait. Tant la hâte les a contraint. C’est les caresses et la plongée dans toute cette douceur mentholée. Et puis la dérobade à peine jouis. Le départ précipité,  » au fait je m’appelle Madeleine ». Et comme il se tenait désolé déjà veuf de sa présence électrique, le petit papier glissé dans sa main en même temps que le baiser posé au coin de sa lèvre.


C’est tout ce qu’il ressasse, pendant que la motrice avale sa ration de rails dans le scintillement  du jour, et qu’ il  se refait le film, à l’envers, à l’endroit.
Il a mis la vieille veste à carreaux qui lui vient de son père et garde dans sa poche de poitrine, là où autrefois  les hommes gardaient leur mouchoir, le papier plié avec l’adresse de Madeleine. Dans ces temps d’hyper communication. Elle ne lui a laissé que ça  : son adresse postale.


C’est certain, Madeleine est hors norme et peut- être un peu mythomane. Il a aussitôt honte de cette pensée. Pourquoi une femme ne pourrait elle pas vivre librement sa sexualité et nouer une relation sur l’impulsion du moment sans être aussitôt dénigrée, taxée de mytho, de pute  ? Lui qui s’est toujours targué d’être féministe, Il prend conscience de la manière dont nos pensées sont impactées par des millénaires de pensée machiste et  ça lui fait mal. Il se fustige et bat sa coulpe de petit progressiste, se flagelle, un peu malhonnête, avec cette corde intérieure qui ne le lâche jamais. Ce que sa mère nommait la culpabilité judéo chrétienne…

Et pendant qu’il se livre à ses élucubrations,  là, pour le coup, légèrement  masochistes. Le coup de frein de la motrice le surprend, manque de le faire tomber, le train entame la longue courbe qui le mène à son terminus. La gare de  Marseille. En Provence.

Après la moiteur du train, la fraîcheur du quai à l’ombre le ferait presque frissonner.  Il éternue, malmène ses poches en  cherchant un mouchoir qu’il ne trouve pas.
Une main providentielle lui tend un kleenex et  levant les yeux pour remercier et demander par la même occasion son chemin « Sauriez-vous…? » Au lieu de ça il s’exclame « oh ben ça alors » Ne sait que répéter « ça alors » en boucle cependant que Madeleine, car c’est bien elle, rit, le rouge aux joues, rit à perdre haleine. Se moque gentiment « je te croyais plus loquace », lui explique que, hasard extraordinaire, elle amenait sa grande soeur au train qui partait, voie opposée, quand elle l’a vu, tout perdu, à quelques pas d’elle et qui ne la voyait pas…
« Seraient-ce les vacances pour mon beau pompiste ? »  Et ne le laissant pas répondre elle l’a pris par la main, entrainé dehors.

la suite  ? …

C est le casque « j’espère qu’il n’est pas trop étroit ma soeur a une petite tête » ;  c’est le trajet, son corps pressé contre le dos de Madeleine, ses bras qui l’entourent ; le sol qui défile tandis qu’elle s’insère adroitement dans la circulation du boulevard.   Le trajet n’est pas long et Madeleine s’arrête bientôt dans une petite rue en montée, perpendiculaire à la Canebière.
Lorsqu’il descend de la moto « une Honda 510 quand même »  apprécie t-il en connaisseur mais il n’a pas le temps de gloser sur la moto. Madeleine  l’entraine, il grimpe à sa suite l’escalier de bois, et  dans la précipitation avec laquelle Madeleine l’entraine,  ses  petites fesses bien serrées dans un jean vert bronze qui dansent devant lui, il manque de trébucher, se rattrape de justesse, sur les marches vétustes dont le tapis d’un rouge passé, blanchi en son centre au contact de multiples pieds s’effiloche. Elle a gagné un demi étage, il ne la voit plus, n’entend plus que son souffle un peu précipité tandis que mutine, elle lui échappe…  il se dépêche de la rejoindre tout à coup curieusement paniqué à l’idée de la perdre. Cette montée n’en finit pas, il a le sentiment  que le distance s’accroit… Il voudrait l’appeler mais sa voix ne porte pas, lui revient en écho, déformée, « Madeleine aine aine ne », il voudrait rendre les armes tant le souffle lui manque, saleté de clopes,  mais reprend l’escalade et  manque de buter contre elle arrêtée au cinquième  ou au sixième ou au septième, il ne sait plus trop,  n’avait pas vu cet immeuble si haut… Elle l’embrasse alors pour la première fois,   exhume de  sa poche une clé qu’elle introduit dans la porte, lui dit « tu attends là » d’un ton qui ne souffre pas de contradiction. Plaisamment,  il répond « Bien chef » et planté sur le seuil de ce qu’il devine être  un studio, voire comme disent les parisiens, une chambre de bonnes, entend divers bruits d’eau… Un électrophone se met en route dans l’obscurité de la pièce et les premières notes de l’hymne à la joie retentissent tandis que Madeleine réapparait … Entièrement nue… Mais comme il va la toucher…
Un cahot  brutal l’envoie sur le siège en face,  réveillé en sursaut,un peu ébloui, il observe le wagon, la petite musique continue dans son cerveau, il lui faut un temps de latence pour comprendre qu’elle provient du portable de son voisin, un homme replet. A vrai dire il comprend qu’elle ne provient pas que de son cerveau lorsque l’homme, lui même assoupi et réveillé en sursaut,  coupe son portable, agacé, avant de se rencogner dans son coin.
L’hymne à la joie, Madeleine, le morceau de papier, l’escalier  … Son rêve danse dans sa tête et il songe à ce papier,  cette adresse qui est encore  dans son porte feuille, vieux bout de papier malmené, depuis dix mois ou plus, il n’a  jamais osé répondre à l’invitation tacite…

  Le contrôleur annonce alors  : « Marseille terminus du train »  et  ne devait-il pas descendre à Orange ? Quel idiot !!   Il a dormi trop profondément, il a loupé son arrêt… Mais Marseille … Marseille,  c’est la ville de Madeleine…  S’il prenait le temps de visiter un peu ? Leur virée en kayac est prévue dans deux jours seulement… Tandis qu’il prend son portable pour prévenir son cousin…. « Non je ne viens pas, enfin pas tout de suite,  désolé de prévenir au dernier moment… T’expliquerai…  » Le train ralentit fortement, entame la longue courbe qui l’amène à la gare, tout ça lui procure un sentiment de déjà vu,  et lorsqu’il descend du train, qu’il éternue tant le quai resté dans l’ombre est frais comparé à son wagon moite… Il est à peine surpris d’entendre une voix fraîche lui dire « tenez »  de voir une main tendre un kleenex…
C’est elle,  Madeleine…

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