L’amour portable


« Je vais le supprimer ce foutu téléphone !», la phrase résonnait encore dans sa tête, écho énigmatique d’un rêve envolé, quand elle s’est levée pour le pipi matinal : « pourquoi le supprimer ? Pourquoi ne pas le jeter ? le virer ? le remplacer ? » Cela méritait réflexion et ça pour réfléchir, elle réfléchissait ! Et le miroir aussi qui lui renvoya sa mine verdâtre ses yeux cernés et les rides débutantes qui cernaient de manière déjà irrémédiable les commissures de ses lèvres. « Irrémédiable », elle fit rouler le mot dans sa tête comme un caillou que la rivière malmène. Il joua aux quatre coins dans son esprit lourd de sommeil. Le verbe « supprimer » avait lui aussi un coté « irrémédiable » et pour tout dire quelque peu funeste. Fallait-il qu’elle supprime cet appendice devenu si insidieusement indispensable et familier ? La miction fut douloureuse, tout était devenu douleur et son corps criait le manque et le naufrage du temps. A quoi bon garder ce téléphone effectivement puisqu’il ne sonnait plus, ne s’éclairait plus sur les mots d’antan, bien au contraire. Rachel en venait à appréhender, plus encore qu’elle ne les espérait, les rares messages de Louis. Louis qui avait décidé un beau jour d’automne de ne plus l’aimer, Louis qui cependant gardait le contact et de loin en loin l’abreuvait de ses SMS ambigus. « Ne pleurez pas Madame c’est le printemps » telle était la teneur du dernier message envoyé trois semaine auparavant ; et puis silence radio. Elle avait essayé d’extirper cette passion, tenté d‘oublier ce numéro tant de fois enregistré puis effacé de son répertoire, 06836834…, pas moyen, et Rachel ne se résolvait pas non plus à bloquer les messages de Louis. « Cette fois serait la bonne s’était-elle pourtant promis, je n’irai pas le chercher et ne le laisserai pas revenir non plus » ; la rengaine « l’amour comme un boomerang » taquine et cruelle, égrainait ses notes sous son crâne douloureux.

Elle n’avait pas que des mauvais souvenirs de Louis, loin de là, il eut été facile sinon d’en « supprimer » le souvenir, comme autrefois faire « stop rewind eject » sur une vieille cassette trop écoutée. « Rewind » voilà la commande qu’elle aurait aimé pouvoir exécuter : rewind cette rencontre sur la page où il avait flashé sur ses « grosses cuisses » et « stop éject » la romance qui s’amorçait là sur de si minables prémices ; « tu sais sur cette plage lui avait il susurré romantique, ce sont tes grosses cuisses qui m’ont ému… »… le même qui peu avant de la quitter cet automne lui crachait : : « Tu grossis trop, tu vas devenir vieille et laide avant l’âge ».

Si seulement elle ne s’était pas sentie si seule cette fois là ! Si seulement Li-Anne n’était pas partie en stage de six mois, une éternité, à l’autre bout du monde ! Si seulement… « Mais avec des si ; entendait-elle invariablement dans sa tête, asséné avec la bonne grosse voix de son grand-pa défunt, quand elle s’engageait sur ce terrain miné ; on mettrait Paris en bouteille » Non elle n’avait pas que de mauvais souvenirs de Louis son « prince », comme elle l’appelait sottement au début, mais dans la litanie de ses souvenirs, tout souvenir tendre ou passionné précédait et suivait un épisode plus trouble, elle le « décevait », elle avait regardé une seconde de trop cet homme qui passait, elle était arrivée plus tard que prévu, où donc était-elle ? Avec qui ? Le pire était que même absent ; Louis partait souvent en voyage d’affaire ; il la surveillait à distance, Rachel devait être disponible jour et nuit, le portable en permanence allumé même au travail, et un retard ou un oubli d’elle, ou simplement une indisponibilité provoquaient des scènes à n’en plus finir. L’anxiété de déplaire, le souci perpétuel d’éviter les crises et silences qui s’ensuivaient avaient fini par prendre toute la place… Alors, qu’attendait-elle encore de lui  ?

Rachel s’extirpe de sa sidération et du reflet dans le miroir. Un café fort voilà ce qu’il lui faut ! Un café bien serré, quelques amandes, un peu de chocolat noir amer, et au boulot ! Depuis quelques semaine Rachel fait attention à ce qu’elle mange car elle avait comme chaque fois au début, tenté de compenser l’amertume du théâtral départ de Louis par l’abus masochiste de nourriture grasse et sucrée. Rachel compensait c’était son drame intime. Et grossissait en proportion. Plus Louis la quittait, « et plus elle grossissait, plus il la quittait » s’était-elle écrié dans un éclair de compréhension… Depuis elle fait attention.  « Vite la pâtée pour Roméo qui ronronne à tout va et se met entre ses jambes manquant de la faire trébucher, ce n’est pas lui qui va la quitter ! Vite la cafetière réglée sur ristretto », et Rachel déjà fatiguée s’affale dans le canapé défraîchi, frotte son visage contre le coussin de velours vert « le vert de tes yeux ma chérie » lui avait-il dit en le lui offrant à la Saint Valentin dernière. Dans un sursaut de rage à ce souvenir si tendre, elle jette le coussin contre le mur opposé, dans sa trajectoire vole aussi avec son vase cristal, un bouquet de jonquilles, le bruit du verre qui se brise fait miauler Roméo qui lui jette un regard étrangement humain tout comme s’il lui disait « Hou tu m’as fait peur, tu files un mauvais coton toi foi de chat » ; « Se calmer, je dois me calmer » pense Rachel dont les larmes contenues menacent de déborder ; ce con ne mérite pas que je sois malheureuse ; une clope vite et le petit balcon… Mais Rachel se rappelle qu’elle a cessé de fumer depuis trois mois ; pas de clope donc : un deuxième ristretto et laisser le portable dans la chambre ; l’éteindre même… Oui mais si Li-Anne appelle aujourd’hui ? (Li-Anne, dont les parents cambodgiens ont tous deux péri sous le régime de Pol-Pot et adoptée par Pierre et Jehanne est sa cousine et sa confidente) … Mais… Rachel s’en avise avec un petit serrement de cœur tandis que la culpabilité envahit tout son être … Li-Anne n’a pas appelé depuis près d’un mois, Rachel non plus n’a pas tenté de l’appeler, a même, oups, laissé passer son anniversaire le 20 mars…

Et comme pour répondre à ses pensées, le portable vibre et s’allume sur la petite table de la cuisine où elle l’a posé tout à l’heure. Louis ?? Li-Anne ? … La voix pré-enregistrée qui résonne à son oreille « Ne quittez pas, un conseiller va vous prendre en ligne », onctueuse autant qu’impersonnelle, la fait frémir de déception et de rage : « encore un de ces foutus (tient foutu, encore ce mot!) représentants !!!! » Une impulsion s’empare d’elle qui lui fait jeter le téléphone par terre dont elle ramasse aussitôt les morceaux en sanglotant, lui vient la pensée : « C’était lui ou moi » et elle ne sait pas très bien si elle parle du téléphone en morceaux, de son cœur idoine ou de Louis absent… L’écho de son rêve lui revient en boomerang, elle l’a donc « supprimé » : ce foutu téléphone !

Elle est en retard et ne peut même pas prévenir l’agence, sa boss va encore la regarder avec cet air de lassitude qu’elle lui voit de plus en plus souvent sur le visage. Elle fourre les morceaux de téléphone dans sa poche part sous le buffet à la recherche de la carte SIM qui a valsé hors de son compartiment dans la violence du choc…


La journée à l’agence est atroce, elle fourre la main dans sa poche cent fois au moins dans la journée pour n’y trouver que les morceaux du téléphone et son cœur saigne chaque fois un peu plus. A midi, son collègue de bureau la sermonne gentiment « Quelle mine tu fais !!  Secoue toi Rachel ça va faire six mois bientôt, Louis ne reviendra pas et c’est tant mieux ». Elle peine à vanter les mérites des contrées lointaines que ses clients rêvent de visiter, se surprend à rechercher sur les réseaux les traces laissées par Louis, -il en laisse peu-. Une photo de profil avec sa guitare, une photo de groupe sur un dépliant annonçant le prochain concert de Roch’enLouis sa formation… Au hasard de ses recherches furtives tombe, -sérendipité, est-elle absurdement fière de se rappeler-, sur la description du manque et de la fièvre qui l’habitent. « Nomophobie : contraction de l’expression « no mobile phone » et « phobia », est la peur de se retrouver sans son téléphone mobile. » elle voudrait  dévorer la suite « comment lutter contre » mais Hélène qui vient de passer derrière elle lui demande avec un soupçon d’exaspération dans le ton. « Où en êtes vous du dossier Meredith, Rachel ? Vous savez que ces gens repassent à l’agence demain pour finaliser leur commande et nous ne pouvons pas laisser passer un si gros contrat ! » Rachel tousse pour masquer le soupir ostentatoire qui lui est venu et se retourne pour adresser un sourire confiant à Hélène. « Je suis dessus Hélène, j’aurai tous les éléments ce soir, je vous le promets. ». Hélène en passant a posé sa main sur l’épaule de Rachel qui refoule un sanglot sec tandis que dans sa poitrine enfle, lui vrillant le cœur, un cri muet. Elle ne mérite pas tant de compassion mais ce geste lui a fait du bien tout comme l’algarade amicale de Jeannot tout à l’heure et elle se remet farouchement au travail ignorant tous les signaux de mal-être que lui envoie son corps. Peu à peu s’immergeant dans cet administratif coutumier : rappeler le cariste pour lui faire préciser le devis, réserver les auberges sur le trajet convenu, elle oublie tout ce qui n’est pas le boulot. Ce bienheureux oubli ne dure qu’un temps « Pensez à demander des repas Gluten Free, remarque t-elle dans son dossier noté sur un post it de l’écriture déliée d’Hélène qui a pris les premiers contacts, le mari est intolérant ».

– Le mot « Free » la renvoie instantanément à son téléphone cassé « supprimé » dont elle vérifie la présence dans sa poche, comme s’il allait s’en envoler… « si t’as Free t’as tout compris » ! Va-t elle en racheter un autre ? Il le faudra bien, elle n’a pas de fixe…

– Et « Intolérant » la ramène aux pires heures de son histoire avec Louis. Les fâcheries innombrables suivies d’absences punitives justifiées par la fameuse parabole de l’élastique : Louis est féru de ce best seller américain qui a fait le buzz voici quelques années : L’homme vient de Mars, la femme de Vénus » Comment s’appelait l’auteur déjà ? John, John… ? Mais voyant du coin de l’œil Hélène sortir de son bureau, elle saisit précipitamment son téléphone « allergique, je vais dire allergique, ça les impressionnera davantage et il feront plus attention aux menus » décide t- elle in petto, et mobilisant tout son anglais et sa voix la plus affable, elle entame la tournée des auberges, foutu accent écossais…


A la demie de dix-huit heures, Rachel terminait tout juste de finaliser le dossier, se ruant hors de l’agence, elle s’est précipitée dans la première boutique de téléphonie du quartier.

C’est là que, plongeant, pour la cent unième fois sans doute, la main dans sa poche puis la retournant frénétiquement, faisant basculer les morceaux du téléphone devant le vendeur ébahi , elle s’est rendu compte qu’elle n’avait pas la carte SIM. Paniquée, elle a retourné toutes ses poches : « l’avait-elle oubliée sur le buffet ? Quelle gourde !! » Et comme elle s’insultait intérieurement, restait muette, le vendeur percevant sa détresse lui dit «  Vous pouvez acheter une autre carte et garder le même numéro vous savez ? » Cette phrase somme toute anodine provoqua un mini séisme dans l’esprit de Rachel et une autre personne que celle rentrée dix minutes plus tôt dans le magasin, cette femme soudainement décidée à reconquérir sa liberté intérieure, rétorqua : « voilà ce qu’on va faire vous allez me mettre effectivement une nouvelle carte SIM, puisque je n’ai plus l’ancienne, mais je veux aussi un nouveau numéro. » Lorsque Rachel sortit du magasin délestée de quelques centaines d’euros, elle se sentait étrangement vide et transparente, légère aussi, incroyablement légère, c’était comme si les pensées douloureuses et obsessionnelles étaient restées au fond de la poubelle du magasin en même temps que les morceaux du vieux téléphone. Un reste de chagrin fit remonter comme une bulle le numéro de Louis à son cerveau, elle le disséqua lentement séquence par séquence 06 – 83 – 68 – 34 … puis comme s’étant arrêtée, machinalement, elle l’inscrivait dans son répertoire, elle avisa la fonction « blocage » voulez- vous vraiment bloquer ce numéro ?  « Oui »  cliqua t-elle et en chantant, rentra chez elle.


Ce soir elle s’excusera auprès de Li-Anne, l’invitera à dîner dans ce petit restaurant asiatique qu’elles prisaient toutes les deux, peut-être ensuite iront elles danser…

La guérison sera lente, facilitée par le départ de Louis qui déménagera peu après avoir vainement tenté de la joindre encore.


Longtemps encore, dès lors que Rachel se sentira seule, pour un amant trop tiède, un ami absent, ou simplement parce que la solitude fait partie du lot humain et particulièrement de son lot à elle qui a tant besoin d’être aimée pour se sentir exister, elle pensera à Louis dont le numéro, oublié puis retrouvé, dansera sa petite danse sournoise « et si tu.. » dans sa tête.

Un jour quand même, bien des années après et sans nouvelle de lui ; un jour pour rire ou presque, « Pourquoi pas se dira t-elle après tout ce temps, savoir ce qu’il devient ?  » ; elle appellera, tombera sur le répondeur et la voix dont le timbre jeune et chaleureux ne lui évoquera rien, ne sera pas lui, la guérira enfin.

Ce texte avait été écrit en 2024  dans le cadre d’une participation au concours de nouvelles de Lire à Saint Etienne. Il n’avait pas été retenu. Les petits cailloux l’année suivante ont eu plus de succès 🙂  

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