Chez Ernest : les démons de Léa

C’est chez Ernest que Léa dévoile son secret…

Emma rêvait, l’odeur du café frais l’a réveillée avant que sa montre ne sonne.La semaine était épuisante, le repas trop copieux, elle s’est écroulée a peine le dessert avalé, ne m’en veuillez pas je vais m’allonger une demi-heure et je reviens très vite ! Ernest lui a proposé de monter mais Emma n était pas prête à retrouver son ancienne chambre, celle qu’elle occupait lors des vacances chez ses grands-parents,  c’ est sur le canapé qu’elle a sombré, bercée par les bruits de voix des autres, les cliquetis de la vaisselle dans la cuisine proche. Désorientée,  elle touche le vieux cuir râpeux et  prend conscience du plaid que quelqu’un, Ernest sans doute, a drapé sur son corps, le cauchemar lui revient alors, si présent, qu’elle ne peut s’empêcher de frissonner. « Course, feu, cris, pleurs lancinants d’un bébé » elle porte la main à son visage la ramène mouillée. Dans la cuisine, la décoration évoque Lucie : couleurs gaies, pastels peints de sa main, cuivre des casseroles,   Ernest n’a visiblement rien changé, et Emma tout à coup se demande ce qu’ils ont fait de l’appartement qu’ils avaient à Paris l’ont ils vendu ?  Léa, Ernest et Pierre font une canasta et rient beaucoup. Elle les contemple avec une affection teintée d’irréalité puis se campe devant la fenêtre leur tournant le dos. Elle ne s’est pas encore habituée à cette famille qu’elle a réintégrée.

Les dernières bribes du rêve s’effilochent, Il pleut, à travers les gouttes qui font la course sur la vitre , elle distingue le paysage de cette campagne de son enfance, distingue les bois sombres, la tache plus claire de la clairière, et devine même en plissant les yeux le départ du petit sentier qu’elle prenait avec sa grand-mère,  celui qui menait aux ronciers couverts de mûres. Quelle longue tranche de vie la sépare de ces moments ! Mémé et Pépé sont morts à trois mois d’écart peu avant son départ et elle prend conscience, elle n’y avait jamais songé,  que sans doute ce chagrin là,  perdre ces piliers de sa vie,  n’est pas étranger à l’aggravation de la dépression qui a précédé sa fuite.

C’est Ernest qui la repère le premier, Ah te voilà ma fillette on va pouvoir le prendre ce café.

Emma retourne s’asseoir entre les siens. 


C’est ce moment que choisit Léa pour prendre la parole : « Pierre, Emma vous n êtes pas les seuls à avoir un sommeil perturbé par des évènements passés. Je ne m’expliquais pas continue Léa cette sensibilité que j’ai depuis toute petite à fleur de peau dit maman et Emma sourit qui connait bien et l’ expression si poétique et la sensation qui l’est moins…Je ne supporte pas dit encore Léa toute idée de mort violente, celle des bébés en particulier me bouleverse. Non Léa ne s’explique pas cette sensibilité et donne l’exemple de cet oisillon qu’elle a tenu, agonisant dans ses mains, des incoercibles pleurs qui l’ont saisie toute, à sentir la petite bête, tête arquée pour chercher l’air, le bec s’ouvrant spasmodique, et le cœur agité puis ralenti. Tout ce concentré de vie qui s’éteint, quelques grammes et elle n’y peut rien, les larmes roulent à nouveau sur ses joues tandis qu’elle tente de décrire la scène et Pierre qui se souvient dit doucement il n’y a pas de sot chagrin oui Pierre dit Léa presque riant au milieu de ses larmes c’est ce que tu m’as dit déjà  nous nous connaissions à peine mais je crois bien que je suis tombée amoureuse de toi à ce moment là parce que tu ne t’es pas moqué, que tu as pris le temps de me prendre et me tenir dans tes bras. Emma intervient alors et Ernest en même temps qui crient :  l’un c’est Lucie qui disait ca, l’autre C’était maman, c’était la phrase que maman disait…et s’arrêtent et se regardent émus de se rappeler.

C’est que tous les hommes n’ont pas cette faculté là mon père… Et puis se reprend elle il n’y a pas que la sensibilité il y a aussi les mots…

Quels mots ne peut s’empêcher de la presser Emma

Ceux que je retrouve dans mon esprit au réveil, comme si quelqu’un les avait déposés là pendant la nuit. Des mots comme « départ », « train », ou plus morbides : « enfants jetés », « cadavres en tas », « odeur de chair morte », « feu », parfois des bribes de phrases « n’avions plus nos règles »… Ces mots que je n’arrivais à relier à aucun rêve ni vécu et qui me hantaient une partie de la journée suivante. Adolescente je suis allée voir une voyante, entraînée par des amies. En fait nous accompagnions Martine qui voulait savoir combien elle aurait d’enfants… Nous y étions allées entre filles Martine, Cath et moi. Au début je ne voulais pas, un mélange d’incrédulité et de peur de ce qu’elle pourrait me dire me retenait et puis j’ai cédé… Léa revoit le petit hall malodorant, ses odeurs de cuisine la pièce un peu oppressante, tant visuellement : lourdes tentures vertes et violettes tendues devant les fenêtres, qu’olfactivement, il lui semble encore entendre Cath, sa peur à la voir s’étouffer. Cath avait pris une quinte de toux, tant la fumée odorante des nombreux bâtons d’encens prenait à la gorge. De la femme, de sa voix, de ce qu’elle a dit, Léa n’a curieusement aucun souvenir, la seule chose dont elle se souvient c’est que juste avant qu’elle ne parte, les deux filles étaient déjà sorties, la voyante l’avait agripée par le bras et avait prophèré en lui postillonnant au visage « bien trop d’enfants morts dans votre passé » Léa sitôt rentrée avait interrogé sa mère : enfant mort né ? fausse couche ? avortement ? Et se souvient des dénégations offusquées de celle-ci qui avait fini par s’étonner de cette curiosité « mais pourquoi tu me demandes ça ? » Léa n’avait pas osé raconter la visite chez la voyante à sa mère, avait inventé un devoir en économie, on travaille sur la démographie, l’histoire sociale tout ça et la conversation avait tourné court Léa n’était pas très à l’aise pour se confier à sa mère, une femme affectueusement distante et toujours pressée.

Son père avait lui aussi esquivé la question quand elle la lui avait posée quelque temps plus tard.
Léa n avait pas fait tout de suite le lien avec les mots, d’autant qu’à l’adolescence, les mots s’étaient tus. Le bachotage du baccalauréat, les études, puis la recherche d’un emploi, ses amours avaient pris toute la place…
Pierre c’est après la mort de Lucie quand tu as toi même été tourmenté par ces cauchemars qui te faisaient te réveiller en pleurant que pour moi, les mots sont revenus. Chaque matin… Ou presque… Je crois que mon désir de maternité découle aussi de çà, cette idée, sans doute irrationnelle que si j’avais un bébé, les mots s’en iraient… Emma songe avec tristesse que pour elle la maternité a coïncidé au contraire avec une recrudescence des cauchemars mais elle n’interrompt pas Léa.
Lorsque je suis revenue chez mes parents Pierre, lorsque nous nous sommes séparés, j’ai beaucoup parlé avec maman que j’ai découverte à cette occasion. c’ est elle qui a fini par me raconter ce que j’ignorais ou peut être l’avais-je occulté? Que… Là Léa se tait, Ernest s’engoufre dans la brèche pour proposer un petit pousse café.
Et Léa reprend son récit dans les odeurs de verveine et de poire…
Ma grand-mère paternelle dit Léa s’appelait Juliette…Juliette qui aurait du s’appeler Judith si ses parents n’avaient pas voulu se démarquer de cette tradition dans laquelle ils ne se reconnaissaient pas parce que couple mixte et mon arrière-grand-mère elle même venait d’une famille, française depuis toujours, qui vivait en outre plutôt éloignée de la religion.
Car Juliette était juive par sa mère soit l’arrière grand mère de Léa, juive, Cependant et comme pour nombre de juifs français à l’époque, être juive ne signifiait rien pour elle avant que ne tombe l’injonction d’aller se faire recenser en préfecture. Ils avaient suivi avec une horreur mêlée de stupéfaction les premières persécutions et compris assez vite que ça n’allait pas s’arrêter aux seuls juifs étrangers. La famille est partie en zone libre où elle a vécu tant bien que mal jusqu’à ce que l’occupation gagne aussi cette zone, entre temps le père de Juliette avait pris le maquis, dés lors ils ont quitté leur location et ont vécu une période troublée où ils ont du se cacher dans des hôtels, ils ne restaient jamais plus de deux nuits au même endroit. Et puis un jour de 1943 mon arrière-grand mère qui n’avait plus de nouvelles de son mari, est retourné à leur appartement pensant peut-être y trouver une lettre. C’est à l’occasion de ce retour qu ‘ils ont été pris. Mon arrière grand mère, le petit frère de Juliette, et Juliette elle même qui n’avait que quinze ans. Seule Juliette est revenue, hagarde et squelettique. Mais le rapport avec les mots ? interroge Pierre à son tour doucement.
J’ai très peu connu cette grand mère Léa se souvient tout de même d’une grande femme maigre au visage anguleux, quelque peu taciturne et toujours emmitouflée dans de multiples châles, hiver comme été, comme si elle avait perpétuellement froid, son grand père lui toujours vivant est au contraire plutôt petit et rond et leur association semblait à Lea et ses cousins totalement improbable… Elle est morte quand j’avais sept ans raconte toujours Léa sourde à l’impatience pourtant manifeste de son auditoire ou peut être en jouant.
Et à propos de jouer, Léa se revoit courant parmi les tombes et jouant à cache cache derrière les tombeaux avec son cousin Jacques. Et pourquoi pense t-elle alors à cette phrase de « La géante » le livre : une sorte de conte initiatique qu’elle lit en ce moment… Dès l’instant où tu nais tu cours, sache le, tu ne cours pas vers la mort, non c’est elle qui te talonne » c’est après ce décès que les mots ont commencé à venir me hanter dit Léa je n’en avais jamais parlé à personne je crois et c’est quand j’ ai raconté ça à maman qu’elle m’a dit : tu te rappelle quand même Léa que ta grand-mère était juive ? Maman m’a alors raconté que j’allais en vacances quand j’étais petite alternativement chez Mémé Ju, comme nous l’appelions, et mon autre grand mère. C’est Papy Paul le petit mari tout rond de Mémé Ju, qui a raconté la suite à maman. Quand j étais chez eux Mémé venait la nuit dans ma chambre et s’asseyait au bord de mon lit. Nuit après nuit elle me racontait sa déportation à Auschwitz, les wagons plombés, la sélection et sa vie qu’elle a eu sauve grâce au conseil d’un des prisonniers qui était chargé de les convoyer jusqu’au lieu de la sélection. « Tu as 18 ans, dis que tu as 18 ans » lui avait il soufflé, ce que sans comprendre elle avait répété au nazi chargé de la sélection qui ensuite lui a a demandé son âge, presque avait-elle remarqué sur le ton de la conversationc’est une des phrases qui hantent mon esprit « j ai 18 ans !! » La suite c est Papy Paul qu’elle est allée voir dans sa résidence qui l’a lui a raconté. J’ai trouvé ta grand mère au bord de ton lit, je n’ai pas compris tout de suite avait avoué le vieil homme à Léa je l’en aurais empêchée sinon. Tu avais cinq ou six ans et ta grand-mère qui m’avait peu raconté de son calvaire te le racontait pensant que tu dormais… Je crois qu’elle souffrait déjà de la tumeur au cerveau qui devait l’emporter un ou deux ans plus tard et que ça lui occasionnait des crises de somnambulisme. Elle a vécu des scènes terribles avait ajouté Papy Paul comme s’excusant. Comme des enfants jetés vivants dans des brasiers n’avait pu s’empêcher de s’exclamer Léa fuyant le regard courroucé de sa mère qui avait tenu à l’accompagner, vivants je ne crois pas avait dit le vieil homme. Mais ce qui est certain c’est qu’elle a fait partie des commandos chargés d’emmener les morts de la chambre à gaz à la chaudière. Pas pour son convoi heureusement mais les suivants ,oui c’est là qu’elle avait été affectée parce que c’était une fille robuste. Or à l’arrivée des convois, si quelques femmes ont pu y échapper. les enfants et notamment les petits étaient systématiquement gazés.
Voilà a conclu Léa je ne voulais pas vous en parler mais je sais à présent que d’une manière ou d’une autre ces récits ont infusé dans mon esprit et contribué à me façonner telle que je suis. Sensible avec des accès de mélancolie. Joyeuse et morbide tour à tour. Il fallait mon Pierre que je te le raconte. Cette facette de mon histoire que j’ignorais et qui a peut être rencontré cette facette, e là elle regarde Emma de votre histoire commune que vous ignoriez… L’enfant nous ne lui cacherons rien hein Pierre ? Elle se tait un moment, les autres encore sous le choc de ses révélations et respectant son silence,un ange passe pense Emma.

Puis doucement comme s’éveillant d’un rêve qu’elle aurait fait :
Juliette est morte à présent mais Greta ? Et si elle avait survécu ? Et si elle était toujours vivante quelque part ? Ayant elle aussi gardé le petit gant noir ?
C’est alors qu’Ernest toussote, sort un journal du vaisselier, je crois que j ai la réponse à cette question !J’attendais pour vous le dire qu’on soit réunis

2 Comments

  1. Ça fait froid dans le dos cette mémé Ju venant s’assoir la nuit près de sa petit-fille endormie pour lui raconter ses souvenirs terrifiants.
    Biz, Cécile ! Au plaisir de lire la suite des aventures d’Emma, Léa, Pierre 🙂

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